L'art public : études de cas

Le blog des étudiants du cours FAM4500 (UQAM)

Les Clochards célestes, de Pierre Yves Angers, par Janie Belcourt

Les grands centres urbains ont inévitablement chacun leur lot de problématiques sociales. Montréal s’inscrit en lice avec, entre autres, l’enjeu considérable que comporte le phénomène d’itinérance. L’artiste Pierre Yves Angers propose un temps de recueillement au Parc Miville-Couture, à l’angle des rues Amherst et René-Lévesque, avec l’œuvre Les Clochards célestes, une imposante sculpture de béton et de fer de 6,4 mètres de hauteur complètement peinte en blanc. Offert à la ville en 1983 en hommage et à l’effigie de la mission de la Maison du Père, établissement de réinsertion sociale des itinérants, ce monument statuaire met en scène trois personnages. Les deux premiers, en station debout, pointent le ciel d’un bras levé tout en enlaçant la troisième figure, qui jonche au sol en position assise. De quelle manière Les Clochards célestes tentent-ils d’influencer le spectateur lors de son passage au parc? Les notions de citation, de mise en abîme et de diffusion y jouent un rôle déterminant.

En premier lieu, la réalité de l’itinérance est représentée en citant le célèbre ouvrage littéraire Les Clochards célestes[1], du prolifique écrivain américain Jack Kerouac. Dans son roman, l’auteur narre la vie errante et le parcours insensé de quelques beatniks et poètes libertins dans un cadre de valeurs d’espoir et de liberté. Pierre Yves Angers s’approprie cette vision et dépeint les sans-abris comme de grands voyageurs en guerre contre les conventions. L’artiste sculpteur réinvestit donc l’idée de Kerouac en passant de la textualité à une représentation schématique tridimensionnelle, en quittant l’imaginaire narratif pour investir un espace réel. L’emphase n’est donc plus désormais mise sur l’histoire des personnages, mais sur leur état d’être. Le blanc de l’œuvre accorde en effet aux trois individus un statut d’ange, alors que ses matériaux lourds et bruts illustrent la difficulté de bouger, d’évoluer, de prendre leur envol. La position des figures ainsi que leur dialogue physique témoignent de la foi en l’amélioration par l’entraide. La sculpture Les Clochards célestes de Pierre Yves Angers reprend les valeurs catholiques évoquées dans le roman de Kerouac de façon fort pertinente, puisque l’œuvre souligne le dessein de la Maison du Père, un établissement à vocation religieuse.

En second lieu, la diffusion de l’œuvre donne à celle-ci toute son importance et tout son sens. Dressée au Parc Miville-Couture, dans le quartier Ville-Marie au centre-ville de Montréal, la proposition de Pierre Yves Angers détonne du paysage visuel. Géante de par ses 6,4 mètres de hauteur, lumineuse de par sa blancheur éclatante, elle trône sur la pelouse parmi les arbres, les lampadaires, les bancs et les sentiers. Son intégration dans ce lieu public et urbain lui confère une visibilité inévitable. Piétons comme automobilistes ne peuvent que difficilement ne pas remarquer Les Clochards célestes. L’impact majeur au niveau du lieu de diffusion de l’œuvre s’avère être cette quasi-absence de choix pour les passants de l’ignorer. Contrairement aux réels sans-abris dont on dénie souvent l’existence, les trois immenses clochards de béton apostrophent les spectateurs et les obligent à lever les yeux vers eux. L’expérience de la sculpture se fait dans un environnement associé inéluctablement à l’itinérance. C’est pourquoi, certes surdimensionnée, elle s’intègre bien au contexte physique de par le sujet qu’elle exprime.

En troisième lieu, la mise en abîme semble omniprésente dans le discours qu’entretiennent l’œuvre et le parc urbain. En effet, la sculpture fait référence aux itinérants cloués sur place parmi la foule qui déambule dans un lieu public. Les Clochards célestes peuvent ainsi donner l’impression de poser comme des personnages dans une mise en scène réelle, dans un espace en mouvement qui leur est propre. Ce dialogue amène l’observateur à questionner le phénomène de l’itinérance sous l’aspect d’une réalité immuable propre à la ville qui l’entoure et dont il fait lui-même partie.

En conclusion, l’œuvre d’art publique  Les Clochards célestes s’inscrit dans une démarche à caractère social et tente d’influencer le spectateur par ses moyens de représentation et sa relation avec son lieu d’investissement. Pierre Yves Anger propose un temps d’arrêt pour porter une réflexion sur l’ampleur de la problématique de l’itinérance ainsi que sur l’importance de l’entraide dans une société inégale. En dépeignant ses clochards géants comme des créatures divines, l’artiste avance une perception remplie de poésie, de positivisme et d’espoir. Si la sculpture était non-titrée, pourrait-on parler de pluralité des lectures? Chaque spectateur y verrait-il des références autres que celles de l’itinérance? Et qu’arriverait-il si cette même œuvre, dorénavant non-titrée, prenait place dans un lieu totalement différent? Dans une cours d’école? Dans un champ en pleine campagne? Dans un parc d’attraction?


[1] KEROUAC, Jack, Les Clochards célestes, France, Gallimard, 1957, 373 p.

4 commentaires»

  Jean François Diord wrote @

Bravo pour votre travail d’analyse et d’information; une petite suggestion : une photo de l’oeuvre serait la bienvenue pour favoriser la réflexion (les documents relatifs à cet artiste étant peu diffusés). Au plaisir de vous lire.

  pratiquesactuelles wrote @

J’ai essayé, mais en vain, d’ajouter une représentation des Clochards célestes à mon analyse sur le blog. Le « système » ne répond pas à cet effet. Voici donc le lien vers la page de l’oeuvre sur le site de la ville de Montréal. En espérant que vous puissiez en prendre connaissance.

http://ville.montreal.qc.ca/portal/page?_pageid=678,1154690&_dad=portal&_schema=PORTAL&id=569

  karelebellavance wrote @

L’emplacement de cette oeuvre, soit Amsherst et René Levesque est justifié. En effet, celle-ci rend hommage à la maison du Pere. Si l’oeuvre aurait été par exemple située dans un parc pour enfant, le lien avec la maison du pere aurait été difficile a faire et le spectateur aurait pu avoir une toute autre interprétation. Par exemple, la pédophilie. Et pour ce qui est de la campagne, il est certain que cela ne fonctionnerait pas. Le discours ne serait pas aussi fort. En effet, il est rare de voir un itinérant en plein champs de blé. On les retrouve nombreux à Montréal.

  Jean-François Sonier wrote @

J’ai beaucoup apprécié la démarche artiste décrite ci-haut; en fait, peu de documentation existe sur cet œuvre méritant d’être mieux connu. Le parc Miville-Couture est certes un lieu déserté, mais n’est pas forcément un lieu de prédilection pour les clochards qui, bien qu’on en dise, préfèrent davantage la proximité des gens, et un plus fort achalandage. C’est peut-être l’une des raisons pour laquelle on en retrouve autant dans le secteur du Village, avec ses nombreux passants et boîtes de nuit. À mon avis, il faut offrir une place d’honneur à cette magnifique sculpture et l’intégrer, du coup, dans un environnement encore plus emblématique pour la vie des sans-abri : le parc derrière la station de métro Beaudry, par exemple.


Répondre à Jean François Diord Annuler la réponse.